ROUGE SANG
Le communisme aura été la grande utopie du XX° siècle. Un de ses grands désastres aussi. Les artistes, qui sont de puissants symboles, y ont, pour beaucoup, contribué. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un monde divisé en deux blocs, auréolé de la gloire de la Résistance, le Parti communiste incarne l’espérance. Selon le réalisateur Marcel Trillat, “être de ce côté-là, c’était vouloir changer les choses, aller vers un monde meilleur“. Les images de la Fête de l’Huma 1945 expriment cette tranquille exaltation. Il fait beau, la paix est revenue, on chante, on rit : la vie est une fête. En 1946, la PC compte 800 000 adhérents et pèse plus de 25 % des voix aux élections. “Le sens de l’Histoire, désormais, paraît être communiste“, note l’historien Pascal Ory.
Dans ce film passionant des excellents Yves Riou et Philippe Pouchain, qui dessinent ici le portrait d’une époque, c’est sans doute Juliette Gréco qui trouve les mots les plus justes : “Après la Libération, qui n’était pas communiste était suspect. On ne pouvait pas penser autrement que générosité, utopie, amour…” C’est l’épuration qui aura posé la question de la responsabilité sociale et politique des artistes, certains s’étant compromis avec l’occupant. Gérard Philippe, qui est alors “une idole absolue“, se revendique sympathisant communiste, lui dont le père a été condamné à mort pour collaboration : il est un modèle. Comme Picasso, qui prend sa carte du Parti en 1944, et la conservera jusqu’à sa mort. C’est la grande question : prendre sa carte ou pas ? “Moi, m’inscrire au Parti ?, s’exclame Prévert. “J’ai pas envie qu’on me mette en cellule !” Juliette Gréco : “Il y a avait beaucoup de gens passionnants au Comité central. Et puis il y avait ces lumières qu’étaient Aragon, Picasso, Sartre. Ils étaient éblouissants dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’ils empêchaient aussi de voir…”
On ne veut pas entendre les critiques, explique de son côté Pascal Ory, “parce qu’elles sont de la propagande, une série de mensonges bourgeois, capitalistes et impérialistes ! D’une certain façon, on est toujours en guerre.” La rétive Juliette Gréco n’adhérera jamais au PC : “Je me suis inscrite aux Jeunesses communistes et c’est là que j’ai commencé à gronder, à me révolter. Je n’ai jamais failli à ma vérité qui est une indiscipline totale, et d’une curiosité absolue : tout comprendre et tout savoir…” C’est une grande époque de culture populaire, avec notamment la création du Festival d’Avignon et du TNP par Jean Vilar, un temps de sincère exaltation. Au début des années 1950, Sartre, à son tour, se rapproche du Parti, dont il ne sera qu’un compagnon de route. Dans son sillage, il entraîne de nombreux jeunes et intellectuels. Celui qui avait été qualifié par le PC de “hyène dactylographe” se rend souvent à Moscou, où il retrouve sa jolie traductrice soupçonnée d’appartenir au KGB… Comme l’explique Pascal Ory, “la plupart des artistes et intellectuels membres du Parti, ou compagnons de route, ne veulent pas voir ce que quelques anarchistes, quelques socio-démocrates ou dissidents dénoncent : l’Union soviétique est un régime totalitaire“.
Les évènements vont balayer les innocences. Octobre 1956. Les chars russes entrent à Budapest pour écraser l’insurrection. Les Hongrois ont eu l’audace de réclamer plus de démocratie ! Les violences entraîneront des milliers de morts, et des centaines d’exécutions. En France, le PC approuve, ce qui suscite de vifs débats. Après de longues hésitations, Montand entreprend une torunée dans les pays de l’Est, en compagnie de Simone Signoret. A leur retour, tous deux ne croient plus à ce mirage. Les artistes sont nombreux à s’interroger. Juliette Gréco : “Quand on a commencé à comprendre ce qui se passait derrière ce qu’on appelait le rideau de fer, le doute s’est installé. Il a fait son nid, et a désespéré beaucoup de gens… On s’est sentis trompés, humiliés, malheureux. C’était grave parce qu’il y avait beaucoup de foi, beaucoup d’espoir.” Sartre condamne “entièrement et sans réserve” l’intervention soviétique et rompt avec le Parti. Picasso garde sa carte, tout comme Aragon qui, inflexible, évoque “la fin sublime qui excuse les moyens horribles“. Plus tard, on retrouvera dans son journal intime : “1956, comme un poignard sur mes paupières.” Il sait, mais il ferme les yeux…
Il est émouvant de revoir ici Jean Ferrat, lui qui n’a jamais pris sa carte mais qui sera marqué à jamais par la déportation de son père à Auschwitz et la famille communiste qui l’avait recueilli à l’époque. “Il a partagé nos enthousiasmes mais aussi nos doutes et nos amertumes, qu’il a su exprimer“, note Marcel Trillat. Émouvantes, aussi, les images de Vladimir Vissotski, ce contestataire enragé dont Marina Vlady, sa femme, dit avec une tendresse admirative qu’il “est mort de cette humiliation constante qu’il subissait dans son pays”.
L’entrée des chars soviétiques à Prague, en 1968, balayera les dernières illusions, révélant les mensonges et la dimension de l’horreur. Les convertis d’hier ont battu en retraite et dénoncent désormais l’imposture. Ce qu’on a du mal à comprendre, c’est qu’aujourd’hui encore des hommes, des femmes puissent se réclamer de ce régime, de cette idéologie qui n’aura semé que le désespoir, la souffrance et la mort. Tant de souffrances, et tant de morts…
Documentaire : “Les Artistes et le Parti” de Philippe Pouchain et Yves Riou (dimanche 21 avril, à 22h05, France 5).