Notre cinéma, l’Europe et les majors d’Hollywood
Depuis quelques mois, le cinéma français serait, à en croire la presse spécialisée, déchiré en deux blocs radicalement opposés. Les uns réclament une ouverture du « compte de soutien » aux entreprises extra-européennes ; les autres s’y opposent. Vu sous cet angle, le débat semble aussi simple qu’inutile, puisqu’il se réduit à la seule question : Un long dimanche de fiançailles, de Jean-Pierre Jeunet, est-il un film français ? Dans l’affirmative, pourquoi ce film ne bénéficierait-il pas du soutien que son exploitation génère, alors qu’ Alexandre, d’Oliver Stone, tourné en anglais et hors de France, y a eu droit ?
La question mérite d’être posée, mais sérieusement et sans caricature. Personne ne conteste qu’un film tourné en langue française par un réalisateur français ne soit une oeuvre française, indépendamment de son coût. Film en vidéo ou superproduction, ces films peuvent légitimement, après obtention d’un visa d’exploitation, revendiquer la dénomination de film français. Ainsi, chaque année en France, des films bénéficient d’un visa d’exploitation sans pour autant obtenir l’agrément qui leur ouvre le droit au soutien.
Le premier label, dit d’expression originale française, dont in fine le CSA est seul juge, permet notamment aux chaînes de télévision de remplir leur quota de programmation. Le second, l’agrément, est un label de portée financière. S’il permet de bénéficier du soutien – financé par une taxe sur chaque billet vendu et non par un effort du contribuable -, il donne également accès à ce qu’on appelle les financements encadrés (ensemble des obligations de préachats, notamment des chaînes de TV, des diffuseurs, avance sur recettes, etc.) Bref, à toute l’architecture singulière du système français de soutien à son cinéma.
Cela permet non pas de financer intégralement le coût d’un film, mais seulement de le « prévendre » en partie, en hypothéquant certaines recettes futures. Ce système assure la survie des producteurs indépendants, garantit le volume et une certaine diversité des films produits.
Depuis plus de vingt-cinq ans, il permet au cinéma français de faire bonne figure face à l’américain, à la différence de ce que vivent nos voisins européens, en produisant ou coproduisant plus de deux cents films par an, dont une majorité d’expression originale française, tout en y intégrant des cinématographies du monde entier via des accords de coproduction. Depuis des décennies, il a permis l’émergence de nombreux talents à travers le monde sous la bannière du cinéma français.
Mais ces financements encadrés, d’où qu’ils viennent – public ou privé – ne sont pas élastiques, et ce sont des enveloppes fermées. Seules y accèdent les sociétés françaises et européennes bénéficiaires de l’agrément. Parce qu’ Un long dimanche de fiançailles, produit par 2003 Productions ( « émanation » et « faux nez » de Warner, selon le tribunal administratif), s’est vu refuser l’agrément, tout en étant qualifié d’oeuvre originale française, alors qu ‘Alexandre, produit par Pathé, société française, l’a obtenu (avec un abattement de 75 %), cette réglementation nous est aujourd’hui présentée par certains comme dépassée et fermée aux « investissements extra-européens » – terme pudique pour désigner les seules compagnies américaines qui souhaitent avoir accès aux financements encadrés et aux aides d’Etat. Pourtant, de tout temps, des compagnies américaines ont investi dans le cinéma français. D’abord par goût pour certains de leurs dirigeants, mais aussi dans leur intérêt bien compris, compte tenu de la part de marché encore confortable réalisée par le cinéma hexagonal sur son marché. Elles l’ont toujours fait en respectant la réglementation en vigueur. Elles peuvent, à leur guise, investir sur des films français et européens, soit sous la forme d ‘« à valoir distributeur », soit directement, en apports coproducteurs assortis de toutes les garanties contractuelles en matière de droits aux recettes.
En revanche, elles ne peuvent accéder aux avantages du système français, réservés aux sociétés de production « non contrôlés par des capitaux extra-européens ». C’est là l’essence des systèmes d’aides français et européens, dont le but est de permettre à leurs industries cinématographiques et audiovisuelles de survivre. Que ce système soit exclusivement réservé aux seuls Européens n’a donc rien de choquant. Personne ne semble s’émouvoir des règles ultraprotectionnistes que les Etats-Unis appliquent sans états d’âme à beaucoup de secteurs économiques (de l’acier à l’alimentation, de la chimie aux produits agricoles) pour protéger leur propre marché, sans aucune hésitation à infliger des sanctions financières lourdes à quiconque transgresse ces règles.
En plein débat sur la construction européenne, il serait surprenant que la France, longtemps à la pointe de cette ambition, décide sans contrepartie d’ouvrir son système d’aide aux entreprises américaines. Elle serait mieux inspirée de se poser d’abord la question de la légitimité et de l’efficacité de ces dispositifs vis-à-vis de ses partenaires européens. Les studios américains, qui ne réclament en rien cette « ouverture », n’abandonneront pas pour autant leur combat contre la diversité culturelle et toutes les mesures visant à éviter que le cinéma soit réduit à une simple marchandise.
Cette mesure pourrait avoir un sens si elle correspondait à une nécessité impérieuse et vitale, comme une chute du nombre de films produits en France. Elle pourrait se comprendre si la réglementation actuelle interdisait toute forme d’investissements extra-européens dans le cinéma français.
Enfin, on pourrait l’admettre si elle avait un effet incontestable sur la relocalisation de l’emploi et le développement des industries techniques. Mais ce n’est pas la simple substitution d’une production américaine à une production française qui dynamisera ce secteur.
Les investissements américains se porteront essentiellement sur quelques « gros » budgets, ce qui amplifiera l’inflation des coûts de production par effet de surenchère et accentuera l’envolée des cachets des stars (acteurs, scénaristes, réalisateurs). Elle touchera l’ensemble de la production, mais ni le volume ni la diversité des films n’en sortiront renforcés.
De l’aveu de ses partisans, une telle ouverture, dont ils reconnaissent les effets pervers, devrait s’accompagner de conditions très restrictives, la limitant à des films tournés en France, en français, par des Français. Ainsi donc, financé par des capitaux américains, tout réalisateur ne pourrait plus s’exprimer qu’en langue française, exclusivement en France, uniquement avec des acteurs et des techniciens français.
Quel paradoxe, pour une mesure qui prétend ouvrir notre système, alors qu’elle le referme avec des arguments d’un « poujadisme » surprenant, totalement indéfendables vis-à-vis de nos partenaires européens, mais aussi d’un strict point de vue artistique et cinématographique !
C’est pourquoi il serait surprenant qu’une telle mesure, dont l’opportunité est loin d’être évidente aux yeux de la profession, puisse se décréter proprio motu, sans aucune étude d’impact ni réelle expertise indépendante et véritable concertation. Prenons garde que, sous prétexte de « toilettage de la réglementation », on ne jette le bébé avec l’eau du bain. Une telle initiative pourrait entamer les fondements mêmes d’un système qui a fait ses preuves, qu’auteurs, réalisateurs et producteurs du monde entier nous envient.
Jean-François Lepetit, Le