LES GARÇONS DE ROLLIN
L’ÉTRANGE DESTIN D’UNE JEUNESSE OCCUPÉE
Grâce au patient travail de fouille de Claude Ventura, leur fougue et leur mystère reviennent nous hanter. Un chasseur de fantômes: voilà ce qu’est Claude Ventura, dont le style et le ton emprunts de nostalgie se rappellent au téléspectateur dès les premières secondes des Garçons de Rollin. Dans les années 1980, il en avait filmé quelques beaux spécimens aux États-Unis pour l’émission Cinéma cinémas, tirant de ses rencontres avec artistes et artisans d’un Hollywood défunt des séquences mémorables au parfum de fiction.
Trente ans après, c’est à Paris qu’il est allé chercher la compagnie des ombres qui peuplent son nouveau documentaire. Un film au charme évocatoire, qui sonde les photos de classe d’un lycée parisien dans les années 1940. Le lycée Rollin, rebaptisé après la guerre Jacques-Decour, pseudonyme d’un de ses professeurs d’allemand, fusillé au mont Valérien en 1942. “J’habite à 200 mètres de cet établissement, confie Claude Ventura. Sur l’étal d’un libraire de Montmartre, mon attention s’est naturellement portée sur le livre que Bertrand Malot a consacré aux élèves de Rollin sous Vichy. Lorsque Flach Film m’a proposé d’en faire un film, je n’ai pas hésité.”
Comme à son habitude, Claude Ventura s’est immergé dans son sujet sans craindre de s’y perdre. S’est rendu chaque jour au lycée pour en explorer les archives, éplucher les registres, les bulletins, les lettres et les photos conservés dans les combles. Recoupant les informations contenues dans ces différents documents, il a déterminé à tel indice l’année de tel cliché, reconnu tel élève d’une image à l’autre et, peu à peu, en a identifié trois cents, reconstituant chaque classe pour qu’en émergent des garçons prêts à hanter son documentaire. Un film qui parle moins d’histoire que de jeunesse – de ses élans, de ses audaces et des mystères de la destinée. “Certains des garçons de Rollin se sont engagés dans la Résistance, d’autres dans la Milice; mais la plupart étaient amis et, tout en étant conscients de leurs oppositions, partaient en vacances ensemble. A croire que le fait même de s’engager avait pour eux plus d’importance que la nature de leurs engagements. L’histoire de ce jeune Allemand qui s’est battu pour libérer la France et celle de ce Français de bonne famille qui a pris l’uniforme allemand, la découverte, dans la valise de ce dernier, du poème Don de soi, “dédié aux FTP et à ceux de la Waffen SS”, m’ont fait mesurer à quel point rien n’était simple.”
Pour rendre compte de ces ambiguïtés que certains documentaristes mettent au jour en dissipant le clair-obscur qui leur est attaché, il fallait approcher les fantômes de Rollin sans les effaroucher. Ménager le mystère, ajouter de la nuit à la nuit, créer la distance, faire vivre le hors-champ. “Je me suis longtemps demandé comment filmer l’établissement, sans que ce soit comme dans un banal reportage télé, avec d’anciens élèves témoignant entre les murs du lycée. Je repoussais sans cesse le moment d’y passer. Jusqu’à ce qu’un matin je voie la neige tomber sur Paris. J’ai pris ma petite caméra et j’ai débarqué dans la cour, où j’ai tourné une bataille de boules de neige avec quelques élèves.” Cette séquence de pure évocation, qui se présente comme une archive, introduit Les garçons de Rollin sur une tonalité presque irréelle, empreinte d’une émotion qui ne faiblit jamais.
Rien de plat dans ce documentaire qui s’applique à donner aux jeunes gens une présence spectrale et nous permet de les envisager dans leur mystère irréductible et leur tragique humanité. En ouvrant comme il le fait un espace à notre imaginaire, Claude Ventura accueille nos interrogations sur les destins antagoniques et les amitiés qui se sont nouées à Rollin. Son talent à suggérer par les moyens du cinéma la présence-absence de ces garçons dont photos, registres et témoignages portent la trace, signe l’habileté du chasseur de fantômes, autrement dit du cinéaste qu’est Claude Ventura.
François Ekchajzer