Le jeu des 7 vérités de Georges BARDAWIL
Vous voulez dire “pourquoi un premier film à un âge où je devrais faire mon dernier ?” Parce que je mène ma vie dans le désordre et j’essaie de faire de mon mieux avec les cartes que me distribue la destinée. Pour moi, le cinéma c’est l’art d’accomplir ce qui nous est donné avec ce que le ciel nous envoie. J’ai parfois l’impression que le monde est un casino, dont Dieu serait le croupier. Il m’a fait une fleur le jour où il m’a permis de réaliser un rêve de toujours. Un metteur en scène est un alchimiste qui s’ignore. Bien sûr, un premier film ne va pas sans maladresse et naïveté mais je les assume. Elles m’ont évité les vieilles ficelles et les ronrons de l’automate. Je préfère être celui qui cherche que celui qui sait et j’espère bien faire d’autres premiers films : un deuxième-premier, un troisième-premier…
Ce serait “amour” et “liberté”. Vaste programme vieux comme le monde ! L’histoire du Paradis Perdu parle déjà d’amour et de liberté. La différence entre Eve et Natalia, c’est que cette dernière a davantage d’amants ! La liberté, je dirais plutôt l’indépendance, puisque c’est pour ça que tout le monde se bat et s’entretue, c’est une façon d’échapper au stéréotype, à la conformité, au moule que chacun veut imposer à l’autre. L’assassinat d’un mari autoritaire qui devrait rendre son indépendance à Natalia en fait au contraire la proie de toutes les convoitises de ceux qui, sous prétexte de l’aimer, l’enferment dans une image qui n’est pas la sienne. C’est l’éternel conflit de l’amour et de la liberté. Dès que quelqu’un est amoureux, son premier désir est de changer l’autre. “Pourquoi est-ce de moi dont tu es amoureux si c’est pour me changer ?” ; Natalia, menacée par les moules que tous lui présentent, va se jeter dans les bras du seul qui ne lui demande rien… Sinon de s’appartenir. Et c’est la pire des choses, c’est le moment où l’on s’aperçoit que les barreaux sont en nous. Et notre liberté est notre dernière cage.
C’est la biographie d’Inès Armand que j’étais en train d’écrire. Trois ans d’enquête sur les talons de cette Française, maîtresse de Lénine, enterrée dans le mur du Kremlin, m’avaient entraîné à la découverte de la Russie du début du siècle. C’est alors que j’ai lu l’œuvre de Brioussov, chef de file de l’école symboliste russe et traducteur de Verlaine à dix-neuf ans. La nouvelle, censurée à l’époque, lui avait valu un procès du genre de ceux de Baudelaire et de Flaubert. Elle m’intéressa pour la lecture symbolique que j’en fis et je proposais à Gilles Laurent – avec qui j’avais déjà co-écrit un scénario – de se pencher avec moi sur cette intrigue amoureuse et policière qui racontait l’éveil douloureux d’une jeune femme apprenant à ses dépends combien il est difficile de vivre libre. La rédaction du scénario nous a pris trois mois.
Pourquoi Saint-Petersbourg à cette époque ?
Parce que Saint-Petersbourg ressemble à Natalia. C’est une ville-labyrinthe, aux visages infinis, une ville coquette et maquillée, imprévisible et séduisante. Un lieu de plaisir et de violence, pleine de raffinements et de trivialités, comme si elle gardait la mémoire du marécage sur lequel ses palais sont bâtis. Quant aux choix de l’époque, il est originellement dans la nouvelle de Brioussov. Si nous ne l’avons pas actualisée, c’est que le sujet traité est universel et intemporel. Je pense que paradoxalement, la distance prise avec une histoire la met à notre portée et nous permet de mieux la voir. En collant au romantisme et au romanesque, c’était une façon de mieux coïncider avec notre époque, toujours en quête de s’évader de la réalité.
Pourquoi vos personnages parlent-ils tous en français ?
Jusqu’à la Révolution de 1917, le français était la première langue de Saint-Petersbourg. C’était une ville qui vivait à l’heure française pour tout ce qui concernait les choses des arts, de la mode, du luxe et du plaisir. Les restaurants étaient français, on buvait du cognac, du bordeaux, du champagne. La mode, le chic étaient parisiens. Les photos d’époque nous montrent des rues, des maisons couvertes d’annonces publicitaires, d’enseignes le plus souvent bilingues ; on retrouve les parfums de Guerlain, les malles Vuitton, le chocolat Poulain, etc… Le français se parlait avec les accents les plus variés, c’est ce que reflète le film.
Parlez-nous de votre héroïne et de l’inconnu.
Le cinéma et la littérature connaissent deux sortes de héros : le “Centrifuge” et le “Centripète” : celui qui cherche et celui vers lequel tout converge ; le Détective, le Cow-boy et la femme Fatale, Lancelot et Citizen Kane. Natalia (Sandrine Bonnaire) a la particularité d’être une héroïne des deux types : elle court à la poursuite d’elle-même et de sa liberté tout en étant le centre des regards et des convoitises. Elle est aussi l’étrangère de cette histoire, certains diraient qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive, d’autres, qu’elle ne ressent rien. Faux ! Elle est naturelle. Cette froideur apparente n’est pas de la frigidité, elle n’a simplement pas encore rencontré le plaisir. Elle est inachevée. Elle ne ment pas, elle se tait. Elle n’appartient pas au monde des adultes. Elle se donne aux hommes sans vraiment se livrer, presque par jeu. Natalia est à l’opposé des héroïnes de l’époque : Madame Bovary ou Anna Karénine. C’est en cela qu’elle est une femme moderne condamnée à porter sa cuirasse à l’intérieur. Dans le film, le rôle de l’inconnu, incarné par William Hurt, est celui du Révélateur et du Passeur. Une fois Natalia révélée à elle-même, la traversée accomplie, il n’a plus de raison d’être. Il peut disparaître tandis que la voyageuse poursuit son chemin. Il est le mari idéal. Il n’est pas le miroir de la femme mais celui qui lui tend le miroir. Il est là pour la réveiller, la brusquer, la rendre à elle-même, sans jamais la juger. Il l’aide à tisser sa propre toile avec la neutralité bienveillante du psychanalyste. Il l’aime depuis le premier jour. Il veut que son amour permette à Natalia d’aller plus loin sur son chemin, au sacrifice même de sa propre existence. D’ailleurs, quand il lui demande de ne pas le tuer, ce n’est pas pour lui mais pour elle.
Votre film répond-il à la question-titre de votre premier roman, “Aimez-vous les femmes “?
Oui. Je n’ai jamais cessé de me poser la réponse.