interview de Roman Polanski concernant LA JEUNE FILLE ET LA MORT

interview de Roman Polanski concernant LA JEUNE FILLE ET LA MORT

DE LA PIECE AU FILM Avez-vous vu “Death and the Maiden” à la scène ?
Non. Lorsqu’on m’a envoyé le texte, la pièce d’Abriel Dorfman était à l’affiche du Royal Court Theatre de Londres, où elle connaissait un vif succès. On l’a ensuite donnée dans la grande salle de ce théâtre, puis dans le West End, et finalement à Broadway, dans une mise en scène de Mike Nichols, avec Glenn Close, Gene Hackman et Richard Dreyfuss. Le producteur Thom Mount, avec qui j’avais déjà travaillé sur PIRATES et FRANTIC, et son associée Bonnie Timmermann m’ont contacté pour porter la pièce à l’écran. Il fut même question que je la monte d’abord à Paris, mais je craignais d’être un peu saturé.

“Death and the Maiden” respecte scrupuleusement les trois unités et ne compte que trois personnages, évoluant dans un décor unique. Cela vous posait-il un problème particulier ?
Non, car les qualités de cette pièce ne résident pas dans sa théâtralité. Le respect des unités de temps, de lieu et d’action, de même que la longueur et la densité des répliques, ne sont pas des obstacles. J’ai toujours aimé les films en huis-clos, je leur dois mes premiers grands plaisirs cinématographiques lorsque est né en moi le désir d’être réalisateur. Les films psychologiques, les films d’atmosphère m’ont toujours plus intéressé que les productions à grand spectacle. Même quand j’étais jeune, je ne trouvais rien d’excitant à voir dix mille figurants s’agiter sur un écran. Je préférais un cadre intime : une simple chambre, une cabane, un bateau… “Death and the Maiden” constituait un challenge stimulant. Bien des éléments me séduisaient dans ce projet. Il fallait rendre l’action “cinématographique” sans l’aérer artificiellement, ménager le suspense, faire vivre ces trois personnages, développer une réflexion morale sur la culpabilité, la responsabilité, la justice, la relativité de la vérité.

Rafael Yglesias, avec qui vous avez écrit le scénario final, juge que la pièce était plus “politique” que le film, mais que celui-ci couvre davantage la vie et les relations conflictuelles du couple.
C’est exact, mais tout dépend de la façon dont on monte ce spectacle. Mike Nichols, dit-on, en avait donné une lecture strictement apolitique. De notre côté, Yglesias et moi avons privilégié sa dimension philosophique, son caractère universel, et gommé ce qui relevait explicitement de l’histoire du Chili. En même temps, nous avions besoin d’enraciner l’action dans un lieu concret pour ne pas tomber dans le flou et l’abstraction. Nous avons donc constamment pensé au Chili en cours d’écriture, puis en élaborant les décors, en sélectionnant les accessoires, les jingles radiophoniques, etc. Tout cela est parfaitement authentique. Le texte, en revanche, ne donne aucune indication géographique, et le spectateur sait seulement que l’action se déroule dans un pays d’Amérique Latine.

Les personnages portent des noms hispaniques : Paulina, Miranda, Gerardo, mais n’ont aucun accent.
Cela n’aurait pas eu de sens, autant les faire parler espagnol ! Deux ou trois critiques américains ont paru regretter que Sigourney Weaver, Ben Kingsley et Stuart Wilson n’aient pas un physique “latin”. Mais l’Amérique du Sud n’est pas le Mexique. Au Chili ou en Argentine, on croise des gens qui nous ressemblent – des blonds, des roux, qui pourraient être français ou belges. Ces pays ne sont pas peuplés que de basanés moustachus ! J’ai été cependant longtemps hostile à l’idée de tourner un film anglophone dans des contrées où l’on ne parle pas l’anglais. J’aurais eu des scrupules à faire s’exprimer ainsi un paysan polonais. Mais j’ai changé d’avis en voyant LA LISTE DE SCHINDLER, où cela fonctionnait fort bien. Et puis, Hamlet ne parle pas danois, après tout !

LES PERSONNAGES

Avant d’aborder l’aspect moral du film, parlons du couple Paulina-Gerardo. Pourquoi leurs rapports sont-ils si tendus ?
Il y a deux raisons à cela : d’une part, un profond sentiment de culpabilité chez Gerardo ; de l’autre, le traumatisme subi par Paulina. Mais il reste aussi entre eux des liens très forts. Ils s’aiment en dépit de tout.

Paulina exige la vérité, elle veut la transparence, et pourtant avant cette nuit, elle n’avait jamais dit à Gerardo qu’elle avait été violée.

Elle lui a parlé des tortures, mais pas des viols. Lui, en tant qu’avocat et défenseur des droits de l’homme, sait bien comment se déroulent ces “interrogatoires”. Mais il trouve plus commode de l’ignorer dans le cas de sa femme.

C’est peut-être cet aveuglement qui mine le plus leurs rapports.
Oui, mais Paulina a quand même une part de responsabilité dans ce malentendu. Elle s’est soumise à la tradition macho, elle n’a pas voulu humilier Gerardo en lui parlant de cela. Elle pensait aussi qu’il devait bien s’en douter.

Et ce silence artificiel a fini par pourrir leurs relations… Autre grief : Paulina reproche à Gerardo de se prêter à ce qu’elle considère comme une imposture.

La commission que le nouveau Président l’a chargé de diriger enquêtera seulement sur les assassinats, pas sur les cas de torture. Pourquoi ? Parce qu’avant de se dissoudre, la junte a assuré sa propre protection et s’est auto-amnistiée. Exactement comme au Chili. Et Paulina est révoltée à l’idée que les bourreaux vont échapper à la justice.

Paulina est le moteur de l’action. Elle déclenche le drame, met en scène l’interrogatoire de Miranda, en s’arrogeant un droit de vie et de mort sur lui. Peut-on dire qu’elle poursuit un double objectif : rétablir la vérité et sauver son mariage?

Non, ses motivations sont beaucoup plus directes, beaucoup plus viscérales. Elle n’a qu’une obsession : se venger. Si elle avait le temps d’y réfléchir, elle verrait qu’il s’agit aussi d’une forme d’exorcisme et de reconquête de soi. Mais l’émotion l’emporte, et il y a clairement urgence, car cette confrontation avec Miranda est sa dernière chance d’être reconnue en tant que victime, de s’exprimer en tant que personne.

Lorsqu’on la découvre dans cette maison de campagne, on la sent d’emblée terriblement angoissée, et on l’imagine mal participant à la vie publique de son mari.
Elle n’y participe pas, et reproche d’ailleurs constamment à Gerardo ses compromis avec le nouveau pouvoir.

Pourquoi Paulina s’enferme-t-elle dans un placard ? Par peur, pour se punir, pour retrouver les conditions de son emprisonnement ?

Pour toutes ces raisons, mais aussi parce qu’elle s’y sent plus en sécurité. Elle a un passé de militante, elle s’est battue contre la dictature lorsqu’elle était étudiante. Elle continue à être sur ses gardes, elle a toujours une arme à portée de main…

CASTING

Parlons du casting, et pour commencer, de Sigourney Weaver.
C’est la première actrice qui ait manifesté le désir de jouer Paulina alors que nous commencions tout juste à monter la production. On a trouvé cela très intéressant, d’autant que sa notoriété facilitait le financement de cette entreprise à priori difficile. Finalement, c’est autour de Sigourney que le projet s’est bâti. Ben Kingsley est venu bien plus tard. J’étais enchanté qu’il veuille jouer Miranda parce que c’est vraiment le genre de comédien dont nous avions besoin. Gene Hackman, qui a créé le rôle à New York, est un très grand acteur, mais je ne voulais pas que Miranda ait un physique aussi imposant. Je voulais un homme ordinaire. Miranda n’est pas une brute, ce sont les circonstances qui l’ont transformé.

Ce choix est d’autant plus remarquable que Ben Kingsley, tout en ayant l’image d’un “juste”, arrive à suggérer la roublardise et la perversité par un simple changement d’intonation, une lueur quasi imperceptible dans le regard…
On est très loin de Gandhi !

On connaît moins Stuart Wilson, qui a hérité du personnage le plus ambigu et le plus complexe de LA JEUNE FILLE ET LA MORT.
Gerardo était sans doute le rôle le plus difficile du film; J’avais vu Stuart Wilson dans LE TEMPS DE L’INNOCENCE et trouvais son jeu et son physique intéressants. Habituellement, il joue des personnages forts, insolents, macho. Ici, il est constamment ballotté entre deux extrêmes. Il ne cesse d’évoluer, il est tour à tour juge et juré, avocat, mari, accusé et procureur. Je trouve son jeu très surprenant, très original.

Miranda n’en est pas moins l’énigme centrale du film – un homme à l’allure parfaitement respectable et dont on se demande pourtant jusqu’au bout s’il n’a pas été un monstre…
Les monstres affichent rarement leurs couleurs. Les officiers SS étaient des gens fins et cultivés qui aimaient Beethoven…

Pour autant, sommes-nous tous des bourreaux en puissance ?
Je préfère ne pas me prononcer sur la nature profonde de l’homme. Chacun de nous est-il susceptible de virer dans certaines conditions ? Ce serait trop effrayant, je n’arrive pas à l’imaginer, et pour ce qui me concerne, je me vois mal devenir un bourreau. Je pense plutôt que le bien et le mal coexistent en chaque homme à des degrés divers, mais que le bien finit par triompher. Sinon, nous ne serions pas là.

Un pays qui s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité peut-il faire l’économie d’un examen de conscience collectif, ou doit-il laisser le temps faire son oeuvre et miser sur l’oubli ?

Il faut d’abord une prise de conscience, puis une réconciliation. Mais on ne doit pas oublier, même si c’est parfois difficile de croire qu’un pays civilisé puisse tomber dans la barbarie, comme la France au temps de la Terreur et des guillotines.

TOURNAGE

Vous aviez à votre disposition trois acteurs remarquables qui devaient s’affronter sans discontinuer pendant plusieurs semaines, dans un décor unique. Comment les avez-vous mis en condition ?

Une fois le décor construit, j’ai eu la chance de répéter la totalité du film avec les comédiens, la scripte, l’assistant réalisateur et l’accessoiriste. C’était important pour la continuité, car de nombreux accessoires (lampe, fil électrique, couteau, ruban adhésif, etc.) devaient être localisés avec précision pour intervenir à des moments-clés de l’action. Autre avantage : nous avons tourné dans l’ordre chronologique, ce qui a permis aux acteurs de modeler leur personnage de jour en jour, de manière organique. Le fait d’avoir pu “filer” le script, puis de le filmer ainsi, nous a tous aidé.

Le film est plein de détails physiques, d’inventions gestuelles qui lui donnent une grande vérité : la façon dont Paulina se colle à Miranda pour le réveiller, le fait qu’elle marche presque tout le temps pieds nus…

Ce sont des détails que nous avons trouvés au cours des répétitions. Mais il y en avait déjà beaucoup dans le scénario, car j’essaie toujours de jouer les scènes à mesure que nous les écrivons.

Quelle était l’ambiance sur le plateau ?
C’était très intense mais extrêmement gratifiant car j’avais affaire à de vrais pros. La production était bien organisée, j’étais remarquablement entouré.

Le film joue sur des nuances infinitésimales, et le travail des acteurs est tellement minutieux qu’il devait être parfois difficile de choisir entre deux prises.
Le problème s’est posé dès la première scène, lorsqu’on découvre Paulina dans l’encadrement de la fenêtre. Devait-elle être nerveuse ou détendue ? Comment devait-elle réagir au bulletin d’informations ? Fallait-il mettre davantage en valeur le couteau dont elle se servait pour découper le poulet ? On n’arrêtait pas de se poser ce genre de questions, de peaufiner et de doser les effets.

Parlez-nous de votre travail avec Pierre Guffroy et Tonino Delli Colli.

Comme d’habitude, j’ai fait des croquis pour situer l’action dans un cadre géographique précis, correspondant à certaines exigences de mise en scène. Il fallait qu’on sente la proximité de la mer, qu’on soit au bout d’un chemin longeant une falaise, qu’on ait une vue dégagée, etc. Il a fallu déterminer tous ces paramètres, les inscrire dans un lieu concret, puis construire la même maison en Espagne pour les extérieurs. J’ai également fait part à Pierre Guffroy de mes idées quant à la topographie de cet habitat. Il a étudié, adapté et remanié tout cela pour que le décor soit plus facile à construire. Toutes les cloisons étaient amovibles, bien sûr, compte tenu de l’étroitesse des décors tels que cuisine, toilettes, cagibi ou salle de bains.

Autre gageure : une bonne partie du film se déroule pendant une panne d’électricité.
Tonino a fait un excellent travail. Je voulais une lumière réaliste, or les bougies et les lampes à pétrole n’éclairent pas beaucoup, et cela risquait de devenir très fatigant pour le spectateur. Il fallait trouver un compromis, créer une atmosphère qui ne soit ni artificielle ni astreignante. Ce qu’il a admirablement réussi.

Les extérieurs sont étonnants : ce ciel plombé fait plus “studio” que le reste du film, et est au moins aussi oppressant.
Il fallait traiter ces scènes dans le même style ; on ne devait surtout pas sentir la moindre rupture.

MORALE ET POLITIQUE

Revenons à nos trois personnages. Rafael Yglesias souligne ce paradoxe : Gerardo a raison sur le plan politique, car il faut passer l’éponge et rétablir la paix civile, mais il a tort sur le plan privé, alors que Paulina a raison sur le plan privé, mais tort sur le plan politique.

Je suis d’accord avec sa formulation. Je trouve également intéressant que les personnages soient amenés à révéler des facettes extrêmement contradictoires : Miranda, bien sûr, mais aussi Paulina, qu’on pouvait croire parfaitement irrationnelle et incontrôlable, et qui maîtrisera jusqu’au bout la situation ; Gerardo, avocat humaniste, qui ira jusqu’à accepter l’idée d’éliminer Miranda…

Sigourney Weaver dit : “Je suis sûre que Roman souhaite que le public puisse s’identifier successivement à chacun des protagonistes.”

C’est exact; Nos sympathies vont de l’un à l’autre, nos convictions fluctuent tout au long du film.

Comment s’explique la réaction de Paulina après le monologue final de Miranda?

Je tenais à une fin réaliste. Or dans la vie quotidienne, on ne tue pas facilement quelqu’un, même s’il vous a fait du mal. Je ne voyais pas une femme comme elle pousser cet homme dans le vide. Je ne pense même pas qu’elle ait jamais eu l’intention de le tuer.

Ce procès n’était donc qu’un simulacre, une torture psychologique pour le faire craquer ?

Oui. Et à partir du moment où elle a obtenu ce qu’elle voulait, le reste n’a plus d’importance.

Et leur dernier échange de regards au concert ? Miranda s’est tiré d’affaire ; comme la plupart de ses semblables. Aucun châtiment n’aurait été proportionné au mal qu’il lui a fait. Quelle sanction Paulina aurait-elle pu lui infliger ? L’électrocuter, le sodomiser ? Le faire jeter en prison ?

Il en sortirait un jour ou l’autre, et elle le croiserait à nouveau sur son chemin. C’est un fait auquel on ne peut échapper. Il faut apprendre à vivre avec…