interview de Nicolas Klotz concernant LA NUIT SACREE
“Et ce fut au cours de cette nuit sacrée, la 27ème du mois de Ramadan… Quand les anges et l’Esprit descendent avec la permission de leur Seigneur, pour régler toute chose… Que mon père alors mourant, me convoqua à son chevet…” Cette nuit là, “la Nuit Sacrée”, Zahra découvre enfin sa véritable identité.
On retrouve dans toutes les cultures une “nuit sacrée”, la nuit de Noël par exemple. Je crois sincèrement qu’il existe des nuits magiques où des énergies nous traversent, des moments où le ciel s’ouvre et l’homme est là, en face de sa vérité. Il doit se libérer des mensonges dans lesquels il s’est matériellement emprisonné pour rejoindre le créateur. Zahra est libérée par son père. Il la baptise Zahra et lui permet de renaître. La scène de la révélation ressemble à un accouchement. Les visages sont peints d’une émotion proche de l’extase. Avec l’aide des anges, le père quitte le code social pour s’approcher de la vérité et de l’amour qu’il éprouve pour son enfant.
Et que penser de l’attitude de la mère ?
La mère est entraînée dans la folie par la folie du père. Pour elle, sa fille doit réintégrer le clan des femmes. Lorsque le père meurt, il libère sa fille. Mais le rapport de force entre Ahmed-Zahra et sa mère est tellement puissant qu’Ahmed ne lui apprend pas que maintenant il est libre de redevenir Zahra. La mère plonge de plus en plus dans la folie de cet acte auquel elle a collaboré. Elle ne peut pas mourir. Lorsque Zahra revient pour lui annoncer qu’elle est une femme, qu’elle a réintégré le clan des femmes, alors la mère peut mourir. Cette folie de la mère nous fait toucher une autre part de folie, celle de la créativité qui nous entraîne vers des domaines qui nous dépassent. Je voudrais parler aussi de cette comédienne de théâtre tunisienne, Jalila Baccar qui a donné au personnage de la mère une présence extraordinaire. Elle a saisi parfaitement la tragédie de cette femme qui s’enferme peu à peu dans la folie parce qu’elle a accepté le mensonge, parce qu’elle a été jusqu’à “cacher le sang de la fertilité” de Zahra, sa fille.
Avec le Consul, Zahra découvre le plaisir d’être avec un homme qui a “les yeux au bout des doigts”. Une étrange complicité les réunit. “Nous sommes, vous et moi, du même rêve comme d’autres sont du même pays” dit le Consul à Zahra.
Tous les personnages de La Nuit Sacrée ont un problème avec leurs origines. Pour son père, Zahra devrait être Ahmed, un garçon. L’Assise est une enfant non désirée “tombée comme une mauvaise pluie, celle que l’on craint parce qu’elle pourrit les semences”. Le Consul ne sait pas d’où il vient, il ne sait pas non plus si l’Assise est vraiment sa soeur. Il existe parce que quelqu’un est en train de le rêver. Grâce à cela, il est le “conteur”. La propre histoire que nous raconte Ahmed de sa voix intérieure. Le Consul et Zahra sont tous deux habités par un imaginaire sorti de la nuit des temps. Si l’on se réfère à la philosophie indienne, toutes les formes de l’univers, la matière, les êtres humains, les animaux sont issus d’un même rêve, celui de Brahma. Ce rêve est notre créateur à l’image, plus développée, du Dieu judéo-chrétien. Nous sommes tous nés du même rêve, dans le temps et dans l’espace. Quelqu’un nous rêve, mais qui est-ce ? L’origine du monde est née de la division de la matière et de l’esprit ; l’être humain de la division de l’homme et de la femme. Quand Brahma se réveille, l’univers réintègre la conscience et se dissout. C’est ce que nous faisons chaque nuit. C’est ce que fait l’artiste quand il crée une oeuvre. Nous sommes tous du même rêve. Rencontrer une autre personne, c’est une façon de tendre la main à une autre partie de nous-même.
Votre film est dans la grande tradition du conte oriental. Nous sommes quelque part en Orient, à une époque indéterminée…
J’ai d’abord été porté par la fable, par la légende. Au-delà des questions existentielles, j’ai toujours été fasciné par le fait qu’un être humain puisse correspondre avec un autre être humain de façon intuitive plutôt qu’analytique. Je voulais, à travers une histoire au départ réaliste, faire ressentir au moyen de décrochages continuels, une vision plus universelle de la condition humaine. Un mythe est toujours plus inspirant qu’un fait divers, même si parfois la matière première fondatrice du mythe. Par exemple, Oedipe vient du fait divers. Tahar Ben Jelloun est parti d’une histoire publique, il nous l’a transmise, nous nous la sommes appropriée et à travers le cinéma on en fait une oeuvre publique à notre manière. De même que pour La Nuit Bengali, je désirais avec la Nuit Sacrée pouvoir aller de l’autre côté de la conscience. L’Orient est l’inconscient de l’Occident. Comme la nuit est l’inconscient du jour, l’homme l’inconscient de la femme et vice versa. L’Orient représente la part nocturne de notre civilisation, la partie rêvée. L’Histoire des origines, des ancêtres. Je voulais retourner à la mémoire collective.
Le film débute par une séquence impressionnante par sa virtuosité technique. La caméra s’engouffre dans le labyrinthe d’un souk. Nous pénétrons dans un univers mystérieux, avec ses secrets, ses traditions.
La Nuit Sacrée est une histoire dans laquelle on ne peut pas entrer de front, il faut d’abord quitter le monde réel puis s’enfoncer dans l’ombre, dans la nuit, comme dans un labyrinthe qui conduit à la fin du film, à la pleine clarté. Je tenais, dès les premières images tournées dans une des ruelles des bouchers de la Médina de Fez, donner aux spectateurs cette sensation de pénétrer dans une légende. C’est une sorte de parcours initiatique. Dans la première partie du film, les séquences sont souvent tournées en caméra subjective car nous découvrons ce monde à travers les yeux d’Ahmed, jusqu’à la mort de son père. Ensuite nous suivons Zahra, elle n’est plus paranoïaque car elle retrouve peu à peu son identité. Filmer l’Orient, c’est entrer dans une autre notion du temps, le temps des origines, le temps universel. Les frontières disparaissent, d’où la volonté d’abolir la notion de coupe, de limite, les plans courts pour privilégier les plans séquences. C’est donner l’impression de fluidité d’un rêve qui se déroule avec des éléments réels et irréels. J’ai toujours aimé filmer en plans séquences, comme une sorte de respiration. J’ai eu des problèmes d’asthme et je me suis aperçu que les écrivains souffrant d’asthme s’exprimaient par de longues phrases, c’est biologique ! J’ai besoin d’une sensation de liberté de mouvement, d’accompagner les acteurs et les sentiments, plus que de montrer une représentation dictatoriale d’images et de sentiments.
Tout en privilégiant un certain esthétisme, vous fuyez les séductions de l’exotisme.
Je n’ai pas voulu jouer l’exotisme de l’Orient à travers les décors ou une reconstitution tapageuse, mais plutôt donner à sentir l’authenticité des lieux, comme les scènes au hammam par exemple. Quand nous avons obtenu le rare privilège de pouvoir tourner dans la Médina de Fez et dans la ville sainte de Moulay Idriss, j’ai préféré ne pas montrer des images clichées. Je pensais qu’il était beaucoup plus intéressant d’essayer de m’imprégner en quelque sorte de l’histoire de ces deux villes, en sachant que Fez est la ville natale de Tahar Ben Jelloun. Pendant le tournage au cimetière, j’étais très ému de retrouver certaines descriptions faites par Tahar dans ses romans. Ces correspondances ont apporté une force et une densité au tournage.
Votre film est un formidable carrefour de rencontres de multiples talents d’origines et d’expressions artistiques différentes.
Je voulais que La Nuit Sacrée soit une réunion de gens singuliers venant de sociétés et d’univers très différents. Un carrefour d’identités dont je puisse m’inspirer. Tahar Ben Jelloun est un auteur marocain. Amina, une chanteuse tunisienne qui interprète pour la première fois un rôle principal au cinéma. Miguel Bosé est un acteur espagnol. Goran Bregovic, un compositeur serbo-croate. Carlo Varini est un opérateur suisse-italien. Moi-même, je suis d’origines diverses. Juif par mon père, je suis marqué par la douleur de l’histoire de mon grand-père, rescapé d’un camp à la fin de la guerre. Je voudrais qu’un tournage soit une espèce d’hymne à la possibilité de mettre en commun des rêves pour que les frontières s’estompent. Le cinéma est la libre circulation des rêves. J’aimerais que le spectateur regardant un film accepte de s’ouvrir à un espace que l’on peut appeler “la prière”, non pas uniquement au sens chrétien où l’entendait Tarkovski, mais comme une sorte d’ouverture sur l’inconscient. Qu’il accepte de s’arrêter un instant pour écouter l’autre.
Parlez-nous du compositeur Goran Bregovic dont on a déjà apprécié le talent pour ses compositions de musiques originales dans les films de Kusturica, Le Temps des Gitans et Arizona Dream.
Goran a découvert le film dès le début du montage. Il a très vite ressenti que la musique devait pénétrer en creux, s’immiscer en quelque sorte à l’intérieur pour ensuite s’élargir et respirer avec les images. Nous ne voulions pas d’une musique de film plaquée mais une ambiance qui laisse parfois des sensations de silence, d’instants suspendus. En fait la musique poursuit sa route sous l’image, pour réapparaître soudain. Elle respire avec le film dans un mouvement d’une grande fluidité. Les deux chansons interprétées par un gitan expriment tout le poids de la souffrance. J’aime la voix cassée du chanteur, elle donne la sensation d’avoir raconté tellement d’histoires depuis la nuit des temps. Bien avant la légende d’Ahmed.
Amina est étonnante dans le double rôle d’Ahmed-Zahra. Miguel Bosé après Talons Aiguilles confirme ses talents d’acteur.
Pour Amina, j’aimais l’idée qu’elle ne soit pas une actrice au départ mais plutôt quelqu’un de neuf par rapport au cinéma. Par son côté profane, Amina a donné une force à Ahmed-Zahra qui doit, elle aussi, s’initier aux codes de l’homme en devenant Ahmed. A travers tout cela, Amina a transmis une authenticité très moderne et une vraie innocence à son personnage. J’étais très étonné par sa manière d’être là, toujours très juste. Amina a travaillé aussi avant le tournage avec Elisabeth Perceval pour préparer son personnage. Grâce à ce travail complice entre femmes, Amina a pu s’engouffrer très profondément dans les zones intimes et doubles de son personnage. Ensuite au tournage, on a mis au point chaque intention, chaque geste, chaque regard et chaque déplacement ensemble, afin qu’elle puisse se dégager de toutes contraintes de jeu au moment des prises. Alors, Amina pouvait se laisser aller, à la fois dans cette espèce de puissance presque masculine, un peu chef de bande, et dans sa vulnérabilité, sa fragilité toute féminine. Au cours du tournage, Amina a souvent parlé de l’errance et de la perte d’identité de son personnage qu’elle ressentait très fort. Miguel Bosé est un virtuose du jeu. Il adore jouer en finesse, il peut promener dans son personnage des émotions avec un jeu tout en retenu ou jusqu’à l’expressionnisme fou. Enfantin, illuminé dans la scène avec les enfants et le miroir, il peut devenir inquiétant dans celle du hammam, ou bouleversant dans la scène de “la prairie parfumée”. Miguel est magnifique car il entre en complicité avec son personnage sans avoir besoin de l’analyser. Seules deux ou trois discussions avant le tournage suffisent. Au moment des prises, il se lançait dans les scènes alors qu’il était totalement aveuglé par des lentilles de contact opaques. Nous préparions les longs plans séquences en marchant ensemble pour fixer précisément ses déplacements, il se repérait au nombre de pas, à la sensation de chaleur d’un projecteur… Malgré ces impératifs très concrets, Miguel s’enflamme dans un jeu très subtil dès que le moteur tourne. Il donne tout.
Comment souhaitiez-vous traiter la sensualité des rapports entre Zahra et le Consul ?
Dans La Nuit Sacrée, Amina et Miguel Bosé présentent une facette tout à fait inédite de leur personnalité et de leur talent. Ils offrent une gamme d’émotions totalement différente par exemple de leur interprétation dans Un Thé au Sahara ou dans Talons Aiguilles. Je souhaitais qu’il y ait une forme particulière de pudeur et de sensualité dans la relation entre Zahra et le Consul. Je n’ai pas voulu réduire la sensualité des rapports entre Zahra et le Consul à une simple expression physique jouée par des acteurs. Je n’ai pas voulu être impudique, ou tomber dans le cliché. J’ai voulu, au contraire, mettre en scène d’autres sentiments, d’autres sensations. L’important était d’approcher leurs émotions secrètes. Zahra ne peut oublier du jour au lendemain qu’elle a été élevée comme un homme pendant une vingtaine d’années. On devine la naissance de la sensualité sur ce gros plan dans la prison quand Zahra, les yeux bandés, sourit. Là, on sent qu’elle est “née” femme. Mais pour naître femme, il a fallu d’abord qu’elle tue Ahmed. Le Consul a lui aussi, une histoire avec son corps. A cause de ses liens hystériques et ambigus avec sa soeur. C’est au bordel qu’il a son seul contact avec les femmes. Le Consul est un homme séquestré qui ignore ses origines. Il vit dans une sorte de trou noir. La menace du suicide, les rasoirs, etc., sont l’expression de ce déséquilibre. Il vit dans le vertige plus que dans la sensualité. L’histoire de La Nuit Sacrée est improbable. C’est l’étonnante rencontre entre une femme qui est auparavant un homme avec un aveugle qui ne sait pas d’où il vient. De même la rencontre entre ces deux acteurs, Amina et Miguel Bosé, venant d’univers différents est tellement surprenante qu’elle permet à la grâce d’exister. De cette improbabilité naît un couple magnifique.