Illusions perdues
Le communisme aura été la grande utopie du XXe siècle. Un de ses grands désastres aussi. Les artistes,qui sont de puissants symboles, y ont, pour beaucoup,contribué. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un monde divisé en deux blocs, auréolé de la gloire de la Résistance, le Parti communiste incarne l’espérance. En 1946, il compte 800 000 adhérents et pèse plus de 25% des voix aux élections.
« Le sens de l’histoire, désormais, paraît être communiste », note l’historien Pascal Ory.
Dans ce film passionnant qui dessine aussi le portrait d’une époque, c’est sans doute Juliette Gréco qui a les mots les plus justes: «Après la Libération, qui n’était pas communiste était suspect. On ne pouvait pas penser autrement que générosité,
utopie, amour… » C’est l’épuration qui aura posé la question de la responsabilité sociale et politique des artistes, certains s’étant compromis avec l’occupant. Gérard Philippe, qui est alors « une idole absolue », se revendique sympathisant communiste, lui dont le père a été condamné à mort pour collaboration. Comme Picasso, qui prend sa carte du Parti en 1944 et la conservera jusqu’à sa mort. C’est la grande question: adhérer ou pas? « Moi, m’inscrire au Parti ? s’exclame Prévert. Je n’ai pas envie qu’on me mette en cellule ! » Juliette Gréco: « Il y avait beaucoup de gens passionnants au Comité central. Et puis il y avait ces lumières qu’étaient Aragon, Picasso, Sartre. Ils étaient éblouissants dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qu’ils empêchaient aussi de voir… » La rétive Gréco ne prendra jamais sa carte. L’après-guerre est une grande époque de culture populaire, avec notamment la création du Festival d’Avignon et du TNP par Jean Vilar. Un temps de sincère exaltation. Au début des années 1950, Sartre, à son tour, se rapproche du Parti, dont il ne sera qu’un compagnon de route. Il entraîne de nombreux jeunes et intellectuels. Celui qui avait été qualifié par le PC de « hyène dactylographe » se rend souvent à Moscou, où il retrouve sa jolie traductrice soupçonnée d’appartenir au KGB… Des événements vont balayer les innocences. Octobre 1956, les chars russes entrent dans Budapest pour écraser l’insurrection: les Hongrois ont eu l’audace de réclamer plus de démocratie! Les violences entraîneront des milliers de morts et des centaines d’exécutions. En France, le PC approuve, ce qui suscite de vifs débats. Yves Montand entreprend une tournée dans les pays de l’Est avec Simone Signoret. A leur retour, tous deux ne croient plus à ce mirage. Les artistes et intellectuels sont nombreux à s’interroger. Sartre condamne « entièrement et sans réserve» l’intervention soviétique et rompt avec le Parti. Picasso garde sa carte, tout comme Aragon, qui, inflexible, évoque « la fin sublime qui excuse les moyens horribles ». Plus tard, on lira dans son journal intime : « 1956, comme un poignard sur mes paupières.» Il sait, mais il ferme les yeux…
L’entrée des chars soviétiques dans Prague en 1968 effacera les dernières illusions, révélant les mensonges et la dimension de l’horreur. Les convertis d’hier ont battu en retraite et dénoncent l’imposture. Ce qu’on a du mal à comprendre, c’est que des hommes, des femmes puissent aujourd’hui se réclamer de
ce parti, de cette idéologie qui n’aura semé que le désespoir, la souffrance et la mort.
Richard Cannavo
24 novembre 2016 – Challenges – N°499