EN AVANT-PREMIÈRE : Pif, mordante saga de la presse enfantine
Que les frères et sœurs s’arrachaient, qui pour le gadget, qui pour se plonger dans ses bandes dessinées. Que les copains commentaient en cour de récréation. Et que les parents, généralement très concernés, offraient avec détermination à leurs gamins.
Car Pif, comme le rappelle Guillaume Podrovnik dans un documentaire aussi subjectif que déjanté et acidulé, ce n’était pas n’importe quel journal destiné à la jeunesse : il était édité par le parti communiste. Et le magazine défendait dans ses colonnes, et chez ses héros, des valeurs très fortes, issues de la Résistance.
Comme le souligne Sylvain, un des témoins de Guillaume Podrovnik, Pif Gadget prend son lecteur « pour un petit d’homme en formation. On va lui inculquer des valeurs humanistes, communistes, internationalistes, antireligieuses et contre la superstition. On va en faire un homme de la Renaissance. Comme Rahan ».
Enfant, Guillaume Podrovnik n’avait pas le droit de lire Mickey Magazine et n’a pas vu beaucoup de dessins animés de Walt Disney. Il s’en souvient avec un air amusé. « En revanche, j’avais Pif. Ma mère partait du principe que ce qui est destiné à la jeunesse n’est jamais anodin, idéologiquement ». D’ailleurs, remarque-t-il, Ceux qui lisaient Mickey, Pif ou la presse catholique ne venaient pas du tout du même type de familles… »
Le documentaire sur Pif est venu à lui par hasard : c’est une envie d’Arte, et de la case « Pop Culture », de consacrer une émission au magazine, né en 1969 et dont le dernier numéro date de 1993, avec une brève reprise entre 2004 et 2008. Lui, qui a tant aimé les bandes dessinées enfant, est devenu lui-même dessinateur, puis producteur. Il a refusé de partir sur l’angle nostalgique. Et assume la totale subjectivité, pleine de sympathie pour le petit chien d’Arnal : « Michel Gondry, le réalisateur, m’a dit une phrase très juste : si nous nous souvenons aussi bien de Pif, c’est parce que le contenu était d’une exceptionnelle qualité. Alors qu’à côté, il existait des tas d’autres propositions dont nous ne sommes absolument pas nostalgiques ».
Car ce magazine offrait des gadgets, éducatifs, s’il-vous-plaît, qui étaient une ouverture sur le monde (les pois sauteurs), la science (le sapin magique ou les pifies) voire même sur l’imagination (les œufs carrés). C’était une totale innovation, à l’époque, difficile à imaginer à l’heure où quasi tous les magazines pour enfants proposent des objets débiles dans chaque numéro. C’était aussi un contenu : dans docteur Justice, on pouvait croiser des Noirs, en costume cravate « à l’heure où le cinéma américain ne l’avait même pas encore envisagé ». Rahan apprenait à vivre avec la nature, mais introduisait aussi une petite dose de dessins érotiques, quand il tombait amoureux.
Hugo Pratt et Gotlib avec son gai-luron y ont aussi fait des apparitions plus ou moins longues : le journal était très en avance avec son temps, très out sur le monde avec ses reportages dans le monde, et sa fameuse main, apposée sur la vitre arrière des voitures, en 1979, pour faire appliquer la charte internationale des droits de l’enfant. «Tout cela rejoint le travail extraordinaire des municipalités communistes à l’époque, pour l’éducation et la culture, que certains évacuent un peu vite aujourd’hui. La culture et l’éducation comme moyen d’accéder à une citoyenneté qu’on refuse aux classes populaires». On voit aujourd’hui les effets délétères de la disparition de toutes ces préoccupations…
Dans son film, Guillaume Podrovnik démontre par l’histoire que les valeurs du journal font partie de son ADN, avant même sa création : l’ancêtre de Pif n’est autre que Vaillant, né sur les barricades de la Libération de Paris ; Et José Cabrera Arnal, le créateur du petit chien, était un opposant au régime de Franco, réfugié en France, et déporté par les nazis à Mauthausen. Forcément, même sous des dehors très ludiques, ces personnages portent cet héritage. Il est ponctué de témoignages d’anciens lecteurs, d’interviews de créateurs (Le peintre Hervé Di Rosa, le journaliste et écrivain Guy Konopniki ou du réalisateur Michel Gondry) et d’acteurs du journal (le dessinateur François Corteggiani ou Patrick Apel-Muller, actuel directeur de la rédaction de l’Humanité et ancien rédacteur en chef de Pif de 2004 à 2008).
Tous racontent l’histoire de ce magazine, qui tirait en moyenne à 500 000 exemplaires, avec des pointes à un million. Le succès ? La nouveauté de la proposition éditoriale … et le gadget. Qui est devenu, de plus en plus, un argument marketing, aux dépends du fond… et du journal. Ce qui a signifié, à terme, la disparition du titre, dans un monde qui avait lui-même beaucoup changé…
Pour Guillaume Podrovnik, « C’est particulièrement étonnant parce que ça se passe au PCF, mais c’est une histoire classique : il y a toujours une lutte entre la création et le commercial, quel que soit le domaine. Dans une société capitaliste, si on ne prend pas en compte les méthodes de marketing, on ne fait pas passer ses idées. Et en même temps, à partir du moment om on met le doigt dans l’engrenage, le vers est dans le pois sauteur… Mais c’est un journal qui a une longévité, et une vitalité exceptionnelles, bien au-delà de la plupart des expériences éditoriales ».
Arte. Samedi 31 janvier. 22h30