Catherine Breillat, un cinéma de la transgression
La sexualité est quelque chose qui nous transcende et la transcendance n’est pas tout à fait normale. Entre le tabou qui signifie « honte » et le tabou qui signifie « initiatique », entre l’innommable, donc le pas regardable, et l’innommé, il y a une très grande différence et mon film se situe là. Il y a le sacré d’un côté et l’ignominieux de l’autre. Depuis Romance, je navigue entre les deux pour savoir ce que l’on cherche à nous cacher et les raisons pour lesquelles on relègue les femmes dans l’ignominieux, plutôt que dans le tabou initiatique.
La sexualité tend vers les sommets car la jouissance est un langage, alors que les plaisirs sont de l’ordre de la consommation. La jouissance, c’est-à-dire être au-dessus de son corps, touche au verbe, comme s’il y avait une abstraction du corps qui nous permettait d’exister dans un sentiment d’éternité. Cet accès fait évidemment concurrence au pouvoir religieux.
Nous vivons dans une société post-religieuse qui n’a rien analysé, ni ouvert les textes fondateurs pour essayer de comprendre en quoi les religions seraient si vénérables et si respectables. On dit toujours qu’il faut respecter la religion, mais on ne la connaît pas. Dans ce cas, je pourrais dire que je respecte l’holocauste, la lapidation, etc., sous prétexte que c’est marqué.
Il n’y a, à chaque fois, que deux cas de figure : soit on en parle, cherche à comprendre, et on abolit forcément, soit on « respecte » et on vit dans un déni absolu de toutes nos positions humanistes. C’est Schizophrène.
Moi, je préfère comprendre. Évidemment ce n’est pas simple, c’est une hydre à deux têtes qui est en nous et qu’il faut résoudre. Par exemple, en hébreu archaïque, « nudité » veut dire « secret » et il est possible de l’interpréter de manière belle, parce qu’un secret est une chose magnifique. Hélas, on peut aussi l’interpréter de manière horrible.
Les Evangiles sont magnifiques mais dès qu’on passe à Saint Paul, les femmes sont reléguées à une servitude monstrueuse. Comment peut-on jurer là-dessus, par exemple, au nom de la démocratie ?
Le film démonte les dénis sur lesquels on vit, à cause de la société qui nous enferme et nous empêche de vivre ce que l’on est. La société nous ouvre des portes pour vivre confortablement mais jamais profondément, au cœur de ce que nous sommes. C’est pour cela que je suis totalement socratienne, c’est-à-dire « connais-toi toi-même ». C’est fondamental. En disant « je pense donc je suis », c’est mon inconscient qui parle et je veux le connaître pour y puiser à volonté.
Ce sont des hommes qui occupent la surface de la terre et la femme, elle, en est l’intruse. Puisque les hommes sont les seuls au monde, ils s’estiment et s’aiment entre eux. Ils n’ont pas besoin d’aimer les femmes. Face à eux, la femme ne peut pas exister dans sa dignité humaine : parce qu’elle est sortie de la côte d’Adam, elle est conçue disent les livres dans sa servitude. Moi je pense que si la femme n’est Femme que par son sexe, c’est donc par le sexe, débarrassé de sa fonction reproductrice et du déni social d’humanité, qu’elle peut bâtir son identité. Refuser de voir le sexe comme un mode d’accès à la pensée abstraite pour mieux en faire un simple objet de dérision, complètement désacralisé et honteux, c’est pour moi du déni d’humanité. Mon film se dresse contre ça.
Pour être précis, la menstruation des femmes, fait également l’objet de la sourate 2 (La Vache), verset 222. Il est dit lapidairement : « c’est un mal ». A cette époque, les gens n’avaient aucune idée du cycle de la fécondité. Celle des animaux était claire. La fécondité humaine est plus énigmatique. Pour moi c’est un bien. On en a fait un mal.
Le Christ que je filme n’est pas celui des églises. C’est le vrai Christ, en sang sur sa croix. La femme, elle-même, devient christique. Elle est clouée sur le lit, sous le regard de l’homme, qui peut être le regard du pharisien. Elle est à la fois dans un état de sanctification et de sacrifice. Il y a quelque chose de sacrificiel car elle est vouée à la cruauté.
Les gros plans, là où la femme n’est pas regardable
Ils ont été tournés avec une doublure, le dernier jour du tournage. Je dois dire que ce tournage a été vécu dans un état de grâce. Cette grâce s’est emparée du plateau, au moment précis où je préparais la composition lumineuse et picturale de chaque plan. Avant, nous avions tous très peur, une peur à laquelle il fallait résister plan après plan. La grâce n’apparaissait que sur le plateau. Le plan suivant est toujours inconnu, il découle du précédent et cela devient très simple. Il y avait donc sur toute l’équipe un mélange de bonheur et de terreur. Le film a hanté tout le monde. Ces gros plans produisent une sidération proportionnelle à l’effroi que l’homme ressent devant ce qui n’est pas regardable, cette partie déniée de la femme. Je voulais montrer ce que l’on cherche de plus en plus à dissimuler ou à éliminer, c’est-à-dire le pubis, les poils sous les bras. L’Origine du monde est, en l’occurrence, un tableau qui m’obsède. Il est aussi important au niveau pictural qu’au niveau philosophique. Il ouvre sur le fondement moral. Les photos de femmes de Man Ray montrent leurs poils, les filles de Pasolini également.
C’est le triangle isocèle des femmes. Aujourd’hui, ce triangle a disparu. Dans les films porno, la tendance est même qu’il n’y ai plus de poils du tout. Ce n’est plus Naturel. Cela m’évoque une anecdote. J’avais une belle-mère qui, appartenant à la très haute société, enfant n’avait eu que des maîtres d’hôtel et de grands chefs cuisiniers. Communément, elle mangeait des fonds d’artichauts en sauce très sophistiquée. Plus tard, elle s’est mariée et a vécu dans un milieu plus simple. Un jour, on lui a servi des artichauts « natures » et elle a paniqué complétement à la vue des « poils ». Elle ne savait plus quoi en faire. Aujourd’hui, par cette épilation constante, on est en train de faire de quelque chose de très normal, une abomination. Si on pose cette abomination sur une réalité physiologique qui nous vient à la puberté, c’est que nous sommes d’une nature abominable et que nous ne nous concevons que dans la honte.
Archaïsme et origine
Il faut revenir à ce qui est. Lorsqu’il a tourné eXistenZ, Cronenberg s’est inspiré de la fatwa contre Rushdie et il a créé ces objets organiques qui font horreur pour que l’on change nos codes esthétiques. La morale impitoyable s’établit toujours sur des codes esthétiques que nous considérons volontiers comme une Vérité. Parce que nous sommes très sensibles à la mode, qu’elle nous imprègne de sa loi. Pourtant nous savons bien que rien n’est plus fluctuant que la mode. Et une Morale ne saurait se baser sur une mode. Voilà ce que je pense. A partir du moment où on décide de cacher une partie du corps des femmes, cette partie devient nécessairement obscène : voilà ce que je pense. Et maintenant donc ces deux lycéennes avec leur foulard qui nous parlent de l’obscénité de leurs oreilles : vous ne voyez pas que c’est beaucoup plus épouvantable que d’accepter notre corps, tel qu’il est ? Après tout, il n’y a que deux sexes. Ce n’est pas un si grand secret.
L’origine du cinéma
Je voulais retrouver certaines émotions du cinéma muet, avec, en particulier, l’incandescence de la lumière sur les corps qui leur permet de se détacher autant sur le clair que sur le sombre, jusqu’à les rendre presque immatériels. Pour moi, la lumière c’est l’âme. Il était fondamental que pour ce film-ci, ancré dans l’origine, elle puisse renvoyer à quelque chose de primitif. Par exemple, lorsque l’homme fixe son doigt humide du sexe de la femme, je voulais obtenir un plan de cinéma fantastique, une image du premier des hommes qui découvre une chose impensable, un peu comme King Kong, qui est, au fond, le premier des hommes. Je parle évidemment de l’ancien King Kong, en noir et blanc, tellement plus poétique et archaïque. Lorsque King Kong regarde cette petite femme blonde dans sa main, lui qui n’est que dans un rapport de pouvoir et de force brute, et dans l’ignorance du sentiment amoureux, lui qui n’a qu’à refermer la main sur sa belle captive pour l’écraser, tout à coup, il est attendri.
S’immisce alors en lui la faiblesse qui causera sa perte. J’ai beaucoup pensé à cela pendant le tournage.
Les acteurs
J’ai écrit le film pour Rocco. Le personnage était pour lui. Et je dois dire qu’il joue corps et âme, jusqu’au plus profond désarroi. Il n’use d’aucun artifice et se met toujours dans l’état originel de ce qui est écrit. Dans la scène où il éclate en sanglots sur le lit, il s’est totalement laissé engloutir par l’émotion de l’instant. C’était incroyable. Quant à Amira, elle possède une vraie élégance, la grâce des modèles transcendés par les peintres. Je trouvais qu’elle avait un corps idéal pour pouvoir la filmer en odalisque, comme un tableau de Caravage. Elle a aussi un visage un peu byzantin qui ressemble à celui du Christ, avec ce front très cintré et les sourcils en ailes de corbeau.
A la première personne de l’homme
Ce film est le premier dans lequel j’ai voulu m’identifier à l’homme, à l’image de ce que je faisais dans mes premiers livres, notamment L’homme facile. J’ai vraiment filmé et pensé le montage en me mettant dans son corps à lui. Certes, la voix qui émane de la femme est celle du destin, mais comme je suis un peu schizophrène, disons que je suis l’homme qui découvre la femme qui est moi. C’est sans doute la raison pour laquelle le personnage est un homosexuel. Un homme qui n’aime pas les femmes est dans le fond plus proche de moi, même si Rocco est une exception.
Le parcours initiatique du film
Rocco est l’homme originel, issu du mammifère. Sa dignité d’homme est d’être le plus fort. Tout à coup, il rencontre, non plus la femelle, mais la femme. Cette femme, qui, par le désir, ne répond plus aux lois de l’espèce, lui donne du sentiment. Il ne peut s’empêcher d’aller vers ça et, y allant, il perd sa force. Mais, en même temps, il gagne son émotion. Donc son humanité. Il gagne d’exister dans l’abstrait au lieu d’exister dans le muscle. Mais comme il est le dernier des animaux, il est au moment de passer à l’humain et il prend peur. Parce qu’il aime et parce qu’il se sent faible, il tue la femme qui lui a fait perdre sa force. Dans le café, il raconte son histoire, il raconte sa faiblesse. Et cette faiblesse, c’est son humanisation, c’est sa parole. Ensuite, il revient sur les lieux sans se dire qu’il l’a tuée. A son retour, la maison n’est plus qu’un lieu de cauchemar et de rêve. Elle n’appartient plus au réel de ce qu’il a vécu. Elle apparaît maintenant au terme du passage initiatique de celui qui est devenu un homme. L’initiation a eu lieu. Évidemment, cela lui fait horreur de l’avoir tuée, mais il a besoin d’en avoir conscience pour savoir que désormais il accepte le sentiment et la faiblesse. J’ai toujours été pour le pouvoir sans pouvoir. Le pouvoir, on l’a sur soi. Si on l’exerce sur les autres, c’est une tyrannie. L’avoir vous rend grand mais il ne faut pas l’exercer. Tout à coup, l’homme, dans mon film, a le pouvoir de la conscience. Il abandonne sa force brutale et cela le grandit. Je crois que c’est franchement aimer les hommes que de raconter ça. Qu’on ne vienne pas me dire le contraire…
Au commencement, le livre
J’avais besoin de me plonger dans les mots. On ne peut pas faire un tel film, si essentiel, sans passer par les mots. En général, les sujets fondamentaux sont très minces en romanesque. Il faut donc passer par le langage pour qu’il vous procure l’inconscient. Il n’y a pas de mouvement romanesque à l’intérieur de ce film, il y a juste un mouvement mythique. Voilà pourquoi il était nécessaire d’avoir un substrat littéraire, plus exactement un substrat de l’inconscient. Quand j’ai fait le scénario, j’ai procédé à une sorte de copier-coller par rapport au livre, Pornocratie, en pensant à des voix off qui correspondaient à des passages entiers du texte. C’est cette voix off qui m’a inspiré les plans et le contenu des plans sur le plateau. Et puis évidemment elle a pratiquement disparue. Mais elle m’était nécessaire. Ne pas dire simplement : « elle écarte les jambes et il voit ».
Il me fallait un langage poétique, presque métaphysique.
L’impératif de l’obscénité
J’avais très peur en écrivant le scénario, beaucoup plus que pour le livre. Je savais que la mise en image de l’interdit était une autre affaire. Presqu’une affaire impardonnable. Mais je tenais à faire ce film coûte que coûte. Et que ce serait le dernier sur le sujet.
Il clôt un cycle : mais je ne pouvais éviter celui-là. Je crois profondément que si on est Artiste, il y a un « Impératif Pornographique » : je pense que la question de l’obscénité et du fondamentalisme du regard sur les femmes est un problème fondamental de civilisation humaine. Mais il n’est pas pris en compte par la vie civile (politique et juridique), car c’est un enjeu de pouvoir et de tabou religieux. Par conséquent, les mots d’ « obscénité », de « pornographie » et de « dignité humaine » liés au corps de la femme et à sa (dé)monstration, obscurcissent tout discours possible. Comme les philosophes ne le tiennent pas, ce discours, c’est aux cinéastes et aux artistes des arts plastiques de trouver quelque chose qui soit antérieur aux fondamentalismes. C’est très difficile car il faut remonter dans notre inconscient, presque 3000 ans en arrière.
Le territoire de l’obscénité, dont on dit qu’il n’est pas visible, est le territoire des artistes. C’est aux artistes de le rendre visible. Au lieu de croire ce qu’on nous dit en permanence pour nous empêcher de penser. Il faut se battre pour penser et pour estimer parfaitement regardable ce que l’on tient au contraire pour non regardable. C’est le sens du contrat de la femme dans le film : « me regarder par là où je ne suis pas regardable ». Mais elle ne précise pas l’endroit, même si l’on sait que le sexe en fait partie. Pourquoi alors n’est-ce pas regardable ? Est-ce parce que c’est ignoble ou est-ce parce que c’est initiatique ? La société a tendance à nous dire que c’est ignoble, monstrueux et infâme. C’est cela qui nous plonge dans un tel effroi. Moi, je suis puritaine et ce film m’a fait très peur aussi. Je dois vraiment remercier Amira Casar de l’avoir fait car il fallait un courage foudroyant. Quand, par exemple, on voit dans les journaux, ces deux petites jeunes filles en foulard qui expliquent que même les oreilles pourraient être un lieu de pudeur et que personne ne les contredit, c’est épouvantable. Pour moi c’est beaucoup moins acceptable que surmonter le tabou de l’obscénité. Qu’on le veuille ou non, c’est là le vrai enjeu de la civilisation. La femme est-elle infâme ? Je crois que Godard, pour Une femme est une femme, a donné une fin très prophétique.
Une différence entre les hommes et les femmes ?
Moi, je ne me sens aucune différence avec un homme, artistiquement et intellectuellement parlant. Comme artiste, je ne suis pas sexuée. Je suis artiste tout court. Il y a donc un impératif à voir comment s’affrontent l’homme et la femme. Ils sont homme et femme, non pas à cause de leur conscience, ni à cause de leur dignité humaine ou de leur intelligence, mais parce qu’ils viennent des mammifères, et que là ils ne se considèrent plus comme homme et femme, mais comme mâle et femelle. Et chez les mammifères, c’est le retour à la loi du plus fort donc la loi du mâle. Seulement la sexualité humaine justement est très spécifique à notre espèce. Moi je crois qu’elle participe du « langage », ce « Rubicond que les animaux ne franchiront jamais ». L’émotion, le transport amoureux, l’éternité, le sens de l’abstraction, tout cela passe par le sexe à partir du moment où il n’est plus uniquement le biais de la reproduction et de la contingence mammifère.
On voit bien qu’en évoluant, on échappe à ça. Mais les Églises s’y opposent car la transcendance, l’artistique, la connaissance, sont le contraire du « pêcheur qui expie pour l’éternité sa faute d’avoir voulu atteindre cela ». Et à ce moment là, ils perdent le Paradis Terrestre et ils s’aperçoivent qu’ils sont Nus : vous voyez bien qu’il y a une relation entre l’élévation, la recherche artistique et la conscience de la NUDITÉ comme un sceau infamant et un outil d’asservissement.
L’enfer sur terre
L’enfer, c’est vivre dans un monde où l’on veut vous bander les yeux pour étouffer votre conscience. Ce film est contre les fondamentalismes, contre les intégrismes. Il travaille sur le déni.
Évidemment, il va soulever des blocs de haine, à la mesure de cet enfer sur terre que l’on a créé pour les femmes.
Cependant, la censure ne saura pas où se placer ni que dire.
Puisque le film est un questionnement sur la censure, sur notre effroi fantasmatique ou véritable. Je ne crains pas la censure. Je crains la haine, qui est la réponse viscérale à un tel film.
Extrait du livre de David Vasse paru aux éditions : Arte Editions et Editions complexe